
C’est en lisant un article d’Elisabeth Laville, écologiste avisée et Nold lectrice (c’est dire si elle est avisée) que nous est venue l’envie d’écrire une Noldletter sur les lieux marquants de notre enfance. Souvent la période estivale nous y ramène – une plage, une ferme, un banc, un champ, une route, un village… Lieu de naissance, lieu d’ancrage familial, lieu où se trouve une maison d’enfance…
Pour Anne, son lieu de ressourcement est un bassin au milieu des vignes dont elle a découvert récemment qu’il avait été transformé en piscine pour alléger sa mère enceinte d’elle pendant un été particulièrement chaud. Pour Charlotte, c’est une maison aux multiples dépendances qui abritent une joyeuse flopée de cousins, cousines et de souvenirs.
L’été nous ramène chaque année en ces lieux et ce n’est pas un hasard – car, comme l’écrit Elisabeth, les lieux que nous avons traversés nous habitent bien plus qu’on ne le pense, et ne nous quittent jamais vraiment quand nous en repartons.
Anne et Charlotte, parisiennes d’adoption mais provinciales de naissance
TEST & NOLD
Le témoignage d’Elisabeth
Pour moi c’est ce village corse de Marignana, berceau de ma famille maternelle, accroché à la montagne au-dessus du Golfe de Porto, classé au Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO – un village d’une centaine d’habitants à l’année, sans commerce autre qu’ambulant depuis plusieurs décennies, et qui a la chance d’avoir encore un café (pas ouvert en continu) et un café-auberge qui déploie des efforts admirables pour accueillir les randonneurs du GR20, proposer une restauration de terroir et déployer une animation culturelle toute l’année (avec un cinéma qui sert aussi de salle de spectacle ou de concert).
Comme le souligne le philosophe Thierry Paquot dans « L’Amour des lieux » (Presses Universitaires de France,2025), nous sommes des êtres ancrés : dans le temps, bien sûr, mais aussi dans l’espace : « l’être humain est situationnel, c’est-à-dire qu’il est de quelque part ». Dès la naissance, l’état civil enregistre une adresse, qui nous marque toute notre vie. Et que cela nous plaise ou non, nous restons liés à un lieu originel – région, accent, pays – chargé de notre identité et constitutif de notre rapport au monde, de notre façon d’habiter cette Terre. Ce, même si beaucoup racontent qu’ils n’ont vraiment commencé à vivre qu’en quittant leur village ou leur quartier. « Partir un jour », comme nous y invitent la chanson ou le film récent, c’est toujours partir d’un lieu pour s’attacher à d’autres. Ces territoires d’adoption, écrit Claire Marin (une autre philosophe, interviewée récemment dans le 1 hebdo, « Où est-on chez soi ? »), « révèlent en nous des possibles ou manières d’être ». Elle cite aussi Gaston Bachelard, rappelant que l’être humain éprouve la nécessité de se sentir appartenir à un « coin du monde », sans qu’il soit pour autant nécessaire d’y être né : habiter à un endroit, c’est faire partie d’un « cosmos » (ordre en grec ancien) – ce qui est peut-être encore plus précieux dans la période actuelle où le monde est perçu comme « chaotique ».
Dans ce lien aux lieux, la ruralité occupe une place singulière (la définition de l’Insee a évolué et les territoires ruraux, qui désignaient jusqu’à 2020 les villes de moins de 2000 habitants, renvoient désormais à « l’ensemble des communes peu denses ou très peu denses » – soit 88 % des communes en France et 33 % de la population en 2017). Selon l’Institut, sept Français sur dix ont au moins un parent ou un grand-parent issu du monde rural. Ainsi, loin d’être l’ailleurs évocateur d’une France révolue (celle des traditions et au terroir), les territoires ruraux sont notre origine commune et sans doute aussi des lieux à revisiter, d’où pourrait naître le changement… pourvu qu’on les regarde autrement (et notamment sous l’angle de l’économie et de la création de valeur). Et sur lesquels pourrait s’ancrer l’émergence d’un autre modèle (de société et d’entreprise), plus enraciné, durable et collectif.

JUST NOLD IT
Est-on plus heureux à la ville ou à la campagne ?
« Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville… allez vous faire foutre ! » disait Jean-Paul Belmondo dans « A Bout de Souffle »
Dans son article, Elisabeth Laville rapporte que l’étude « Bonheur rural, malheur urbain ? » menée en 2018 par Hervé Le Bras (démographe, EHESS – École des hautes études en sciences sociales) et Jean-René Brunetière (Fondation Jean-Jaurès) révèle un écart notable de satisfaction de vie entre villes et campagnes : 50 % des habitants des communes rurales se disent ainsi « très heureux », contre 44 % en milieu urbain. Ce bien-être accru semble lié à des facteurs déjà évoqués – un environnement plus préservé, la force des liens de proximité et un rythme de vie plus apaisé. Les auteurs soulignent que 83 % des ruraux estiment bien connaître leurs voisins (contre 64 % en ville) et que près de 7 ruraux sur 10 se disent satisfaits de leur logement, un score supérieur de 10 points à celui des urbains.
Si la vie rurale n’est pas exempte de difficultés (accès aux soins, mobilité, emploi), ses atouts – tranquillité, sécurité, nature et sociabilité – semblent compenser largement ces manques pour une majorité d’habitants. Loin de l’image d’un déclin, la ruralité apparaît donc comme un cadre de vie propice à l’épanouissement personnel et collectif.
Même si tout n’est pas rose dans la vie au vert puisque, selon l’étude « Paroles de campagne », réalisée par le think-tank Destin Commun, pour 81 % des ruraux la politique s’occupe trop des villes et pas assez des campagnes, tandis que 76 % considèrent que les campagnes donnent plus à l’État qu’elles ne reçoivent, et que 83 % dénoncent une vision caricaturale imposée depuis les centres urbains. Autrement dit : les ruraux ne se sentent jamais représentés, ni dans les médias, ni en politique, ni dans la production culturelle. Victimes des clichés persistants que l’étude déconstruit, un tiers des ruraux déclarent même avoir déjà été discriminés (difficultés à l’embauche, remarques méprisantes sur leur mode de vie ou encore moqueries concernant leur accent) en raison de leur lieu de résidence, un chiffre qui grimpe à 68 % chez les jeunes.
Autrement dit : à l’encontre des clichés passéistes, la ruralité est à la croisée des paradoxes. Elle est écologiste dans ses pratiques, mais rarement écoutée dans les débats nationaux. Elle est profondément attachée à ses lieux, mais souffre d’isolement et de déficit d’infrastructures. Elle est civiquement engagée, mais se sent mise à l’écart des grandes décisions. Ces tensions, si elles nourrissent des frustrations bien réelles, sont aussi fécondes : elles révèlent des ressources latentes qui ne demandent qu’à être reconnues et activées.

POUR ALLER PLUS LOIN

Lire l’intégralité de l’article d’Elisabeth Laville : La ruralité : vestige d’un passé révolu… ou précieux levier de transition pour demain ?